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Sens et non-sens du possible et de l'impossible

Le but de ce travail (brouillon non publié) est d’examiner le sens des concepts « possible » et « impossible » tels qu’ils ont été développés au sein de la philosophie des modalités. Comme on le sait, celle-ci touche à trois sous-domaines essentiels : la sémantique modale, la métaphysique modale et l’épistémologie modale. Il y a aussi d’autres domaines annexes qui ont profité du développement de la philosophie des modalités tels que l’Economie, la Psychologie, l’Histoire et la Littérature. L’analyse que nous proposons dans cet exposé ne s’étendra pas à ces domaines annexes.


Rappelons, tout d’abord et brièvement, que ce champ de recherche, qui est la philosophie modale, n’est pas récent. Mais il n’a connu un développement significatif qu’au cours des récentes périodes de la philosophie contemporaine, essentiellement au cours du XXème siècle. Aujourd’hui, il y a une littérature abondante sur les modalités, tout aspect confondu.

La contribution que nous présentons dans le cadre des travaux de ce colloque vise à élaborer une approche critique des principaux concepts les plus fréquemment utilisés dans ce champ de recherche, a savoir les « possible » et « impossible ». Bien entendu, il y en a d’autres ; mais ils peuvent tous être définis par rapport à « possible » et « impossible ».


Le débat qui s’est déroulé, et qui se déroule encore, autour de ces deux concepts, a joué un rôle prépondérant, non seulement dans l’enrichissement de la philosophie modale, mais aussi dans le développement d’autres domaines de connaissance tels que l’économie, la psychologie, l’histoire, la philosophie de la religion et bien d’autres.

Avec l’avènement de la théorie des mondes possibles, les deux concepts ont acquis une importance particulière. Dans ce cadre, on a développé une nouvelle sémantique des modalités et on a surtout élaboré de nouvelles perspectives de la métaphysique modale qui ont donné un nouveau souffle au débat sur les deux concepts.

Posons maintenant la question suivante : Pourquoi l’hypothèse des mondes possibles a été introduite ? Parce que les concepts « possible » et « impossible » ne sont pas absolus et ne peuvent avoir un sens que dans un monde possible.

L’idée de l’existence des mondes possibles est communément attribuée à Leibniz, mais on la retrouve aussi chez Ghazali et chez Averroès. Cependant, ce sont les américains David Lewis et Saul Kripke qui ont donné au débat sur les mondes possibles sa vigueur contemporaine.

Dans le cadre des recherches modernes et contemporaines sur les modalités, beaucoup de questions philosophiques importantes et difficiles à résoudre ont été soulevées. Ainsi, on a soulevé le problème du sens de la notion de « modalité » elle-même, le problème du sens des autres concepts modaux, le problème de l’existence et de la nature des objets modaux, etc.


Le problème du sens de la « modalité » est très délicat, non seulement à cause de l’ambigüité qui l’entoure, mais aussi parce qu’il entraine d’autres problèmes philosophiques importants. Voici quelques exemples de types de questions que soulève l’examen de ce problème :

  • Comment les modalités sont-elles connues et comment sont-elles justifiées ?

  • Quel est le statut ontologique des faits et des propriétés modales ? sont-ils des objets réels ou de simples phénomènes de l’esprit ou, encore, du langage ?

  • Y a-t-il des vérités nécessaires, logiquement et/ou nomologiquement ?

  • Sur quelle base peut-on déterminer et justifier le sens des concepts modaux tels que « possible » et « impossible » ?


D’un point de vue empiriste, notamment chez Hume et chez Quine, La modalité n’est rien d’autre qu’une propriété des propositions modales ; autrement dit, la modalité n’est pas une qualité des choses. Quant à la manière avec laquelle on détecte et on comprend une modalité, Hume répond en élaborant un certain nombre d’idées. Selon lui, saisir le sens d’une proposition revient à la comprendre, c’est-à-dire à la concevoir. La concevabilité se détermine en termes d’imagination. Selon Hume toujours,

  • tout ce qui est imaginable et concevable ;

  • tout ce qui est concevable et possible ;

  • tout ce qui est possible n’est pas actuel ;

  • tout ce qui est actuel n’est pas réel ;

  • tout ce qui est considéré comme réel n’est rien d’autre qu’un produit de l’imagination.


C’est, donc, l’imagination qui fabrique des mondes possibles et les mondes impossibles.


D’un point de vue rationaliste, notamment chez Descartes, la concevabilité est déterminée en termes de compréhension qui, elle, repose sur des perceptions claires et distinctes.


Quant on parcourt le reste de la littérature produite par les chercheurs contemporaines dans le domaine de la philosophie modale, on constatera que la notion de modalité est clairement intuitive dans le sens où elle repose sur des conceptions intuitives, (conception classique de la rationalité, conception classique de la réalité, conception classique de la nécessité (logique et nomologique), …)


En ce qui concerne la notion de « nécessité », Les empiristes la considèrent comme une qualité des idées et non pas un phénomène empirique. La nécessité ne peut être que logique et non pas nomologique. De plus, la nécessité logique n’est qu’une façon de parler ; elle n’est pas démontrable. Par conséquent, La dichotomie « connaissance probable » et « connaissance démonstrative » n’a plus de sens aujourd’hui ; tout est probable et, donc, tout est possible.


Revenons maintenant à nos deux concepts dont l’analyse forme l’objet de cet exposé, a savoir « possible » et « impossible ».


En ce qui concerne leur ontologie, nous avons constaté trois principales approches :

La première consiste à dire que le possible et l’impossible correspondent à des entités qui existent réellement. C’est le point de vue des américains Lewis et de Meinong ;

La seconde approche affirme que le possible et l’impossible n’existent pas du tout. C’est la position de David Hume, ce sont tous les deux des produits de l’imagination ;

La troisième approche adopte le scepticisme. On ne peut pas être sûr du statut ontologique des modalités « possible » et « impossible ». C’est le point de vue de Quine.


En ce qui concerne la signification de ces deux concepts, les opinions divergent. Dans les Premières Analytiques, Aristote distingue deux sens du mot « possible » : un sens large qui est équivalent à l’absence de nécessité et un sens étroit qui correspond à ce qui arrive le plus souvent. Les médiévaux et les modernes reprendront la même conception aristotélicienne avec l’adoption du terme « contingent » à la place du mot « possible » dans les deux sens aristotéliciens. Selon eux, le contingent est ce qui peut être ou ne pas être ou ce qui peut être différent. Le nécessaire est ce qui ne peut pas ne pas être ou ce dont le contraire est impossible. Le possible est ce qui peut être ou ce qui est faisable.


Les contemporains, définissent le « possible » en faisant appel à des valeurs de vérité classiques dans le cadre de la théorie des mondes possibles. Le possible, dans ce sens, est ce qui est vrai dans le monde réel ou dans un monde possible. Par opposition, le nécessaire est ce qui est vrai dans tous les mondes possibles, y compris le monde réel.


Dans les travaux contemporains sur la modalité, le sens du mot « possible » est lié aux différents types de possibilité. Rappelons que les contemporains distinguent, au moins, six types de possibilité :

  • Possibilité logique : elle est la plus large de toute ; une proposition est logiquement possible quand sa vérité n’implique pas une contradiction ;

  • Possibilité nomologique (ou physique) : est celle qui implique une certaine compatibilité avec les lois de la nature telles qu’on les connait aujourd’hui ; notons que, d’après Hume, les lois de la nature sont métaphysiquement contingents. Rien ne nous empêche d’imaginer que nous pouvons voyager à une vitesse supérieure à cette de la lumière ; ceci prouve que les frontières entre possible et impossible nomologiquement sont difficilement cernables ;

  • Possibilité métaphysique : une préposition P est métaphysiquement possible ssi P est vraie dans un monde métaphysiquement possible. Ex : Il est métaphysiquement possible qu’une particule se déplace à une vitesse supérieure à celle de la lumière ; une possibilité métaphysique est celle que nous considérons quand nous concevons des situations contrefactuelles.

  • Possibilité épistémologique : il s’agit de la possibilité relative à nos connaissances actuelles. une proposition P est possible épistémologiquement, pour un sujet S, ssi P n’est pas écarté par (ou à cause de ce que connaît) S ;

  • Possibilité temporelle : il s’agit d’une possibilité qui dépend de l’histoire actuelle du monde ; ou possibilité historique qui peut se construire avec les contrefactuels ;

  • Possibilité conceptuelle : une proposition P est conceptuellement possible ssi P n’est pas écartée par l’ensemble de vérités conceptuelles ;

  • Possibilité déontique : concerne les actes d’un agent responsable moralement (obligation, permission, etc.) ; ce qui est possible que fasse l’homme bon.


Notons ici que les définitions qu’on a données aux concepts modaux « nécessité » et « possibilité » soulèvent des questions d’ordre philosophique importants :


  1. Quel est le statut ontologique des mondes possibles et des mondes impossibles ?

  2. Peut-on distinguer, d’une manière claire et nette, entre le possible et l’impossible ?

  3. Peut-on avoir confiance dans les principes et les lois qui déterminent la démarcation entre possible et impossible ?

  4. Si la validité des lois logiques et des lois nomologiques n’est pas justifiée, comment peut-on justifier un sens cohérent du possible et de l’impossible ?

  5. Les énoncés modaux ont-ils un sens ? cette question est justifiée par le fait que les propositions modales n’ont pas de contenu empirique.

  6. Si les propositions modales ont un sens, sont-ils vrais ou faux ? on ne peut pas le savoir par ce qu’elles correspondent à des entités abstraites, ou des entités dans l’identité est floue ;


Autour de ces questions, deux grandes tendances ont vu le jour : le réalisme et le conceptualisme.


Le réalisme modal : est une thèse philosophique selon laquelle les concepts modaux correspondent à des réalités objectives. C’est une tendance que soutient Aristote, David Lewis, Alexius Meinong et autres) ;


Le conceptualisme modal : est la thèse selon laquelle les concepts modaux n’ont de sens que relativement au connaître. C’est la thèse défendue par l’empirisme d’une manière générale à partir de Hume. celui-ci, et dans une certaine mesure Kant aussi, nie la réalité des entités modales parce qu’elles ne sont que des concepts de notre esprit que nous projetons sur les choses à partir de nos dispositions psychologiques. Si ceci est le cas, les propositions modales ne sont ni vraies ni fausses parce qu’elles ne font qu’exprimer des états subjectifs et n’affirment rien sur le monde. Ceci complique d’avantage la recherche du sens des concepts possible et impossible et légitime un certain scepticisme quant à l’utilité des concepts modaux d’une manière générale.


Après cet état des lieux de la recherche sur le sens des modalités, je passe maintenant au deuxième volet de mon exposé, celui de la formulation de quelques constatations personnelles.


Première constatation : le sens des deux concepts « possible » et « impossible » est déterminé par des paramètres qui relèvent de la rationalité classique (respect des lois classique de la logique : non-contradiction et tiers exclu) et d’une conception classique de la réalité (le monde extérieur existe réellement, il est gouverné par des lois nécessaires). Bien que la sémantique modale se distingue par le fait d’introduire de nouveaux opérateurs, elle ne se détache pas complètement des systèmes de logiques classiques. Cela se voit aisément à partir des définitions qu’on donne habituellement du possible et de l’impossible. Une proposition est logiquement possible quand elle peut être vraie dans un monde possible, sans que sa vérité n’implique une contradiction ; une proposition est logiquement impossible quand elle ne peut pas être vraie quelque soient les circonstances (c’est une proposition contradictoire).


D’une manière générale, tout les progrès qui ont été réalisés dans le domaine de la logique modale, l’ont été dans le respect des lois fondamentales de la logique classique, à savoir la non-contradiction et le tiers exclu. Cependant, malgré la sémantique sophistiquée qu’on a pu développée autour des modalités, il reste toujours un flottement dans le sens des deux termes possible et impossible. Ce flottement se fait sentir non seulement dans le couple logique « possible » et « impossible », mais aussi dans les couples nomologique, métaphysiques, temporels et déontique.


Deuxième constatation : Nous ne connaissons pas à quel point sommes-nous capables de détecter et de concevoir les modalités ? Selon le philosophe américain Robert Nozick (2003), Il n’y a aucun moyen de détecter les modalités dans tous les mondes possibles. Par conséquent, nos croyances concernant les modalités ne sont pas justifiées.

Troisième constatation : Nous ne connaissons pas en quoi au juste consiste « concevoir » ou « imaginer ». C’est pour cette raison qu’il est difficile de déterminer le type de relation entre « concevabilité » et « modalité ». La concevabilité ne fournit pas de preuves de la modalité ; elle ne l’implique pas, non plus. Pour les empiristes, il n’y a aucune différence entre concevoir et imaginer. C’est vrai, Il arrive, parfois, qu’on face appelle au raisonnement contrefactuel pour justifier les croyances modales. Les contrefactuels sont conçus comme produisant des énoncés portant sur des états de choses qui se trouvent dans des mondes possibles. Cependant, ce type de raisonnement n’est qu’un moyen d’esquive, car il n’exprime que des vérités triviales. Un contrefactuel peut permettre à une phrase d’être vraie même quand elle ne correspond pas à un état de choses. De plus, les contrefactuels comportent une certaine circularité, parce que, d’un côté, ils exigent qu’il y ait des mondes possibles, mais, de l’autre, ils sont supposés expliquer les mondes possibles afin de justifier nos croyances modales.

Quatrième constatation : Beaucoup de notions modales reposent sur l’intuition et beaucoup de concepts modaux sont des concepts métaphysiques.

Cinquième constatation : Si la validité absolue des lois physique et des lois logique n’est pas justifiée, ce qui est le cas aujourd’hui, il est inconcevable de justifier le « possible » et l’ « impossible » ?

Sixième constatation : Ce qui complique le sens du possible et de l’impossible c’est la multiplicité des catégories de la possibilité (possibilité logique, possibilité nomologique, possibilité métaphysique, possibilité épistémique, …).

Septième constatation : Le développement des logiques modales est une avancée importante dans le domaine de la philosophie modale. Cependant, ce développement ne résout pas les problèmes métaphysiques dont dépend le sens des ceux concepts en question.

Huitième constatation : Il y a des absurdités métaphysiques dans l’analyse qui a été faite sur les concepts « possible » et « impossible ». Par exemple, L’autrichien Alexius Meinong affirme qu’il est intuitivement évident que des objets non-existants existent ( !). Même les objets impossibles, tels que le cercle carré, sont comptés parmi les choses qui existent. L’américain David Lewis, de son côté, confirme l’existence réelle des possibles non actuels, c’est-à-dire l’existence des objets qui n’existent pas.


A partir de ces constatations, nous pouvons formuler notre conclusion comme ceci :

  1. Les notions modales, d’une manière générale, semblent être défectueuses ; elles n’expriment pas des vérités logiques, comme l’a bien souligné Quine ;

  2. Le sens des deux concepts « possible » et « impossible » semble être problématique ; et même si ce sens avait été précis, il aurait été difficile de réussir une démarcation claire et justifiée entre les deux concepts ;

  3. Les concepts de possible et impossible sont adoptés non pas d’un point de vue de la rationalité, mais d’un point de vue de la commodité.

La sémantique modale comporte la logique aléthique ou classique (nécessaire, contingent, possible, impossible), la logique épistémique (connaissable par un agent, contestable, exclu, plausible, connaissable par un groupe,…), la logique déontique (obligatoire, interdit, permis, facultatif) , la logique temporelle (toujours, un jour, jamais, jusqu’à ce jour, désormais, un jour futur, toujours dans le passé, un jour passé), la logique doxastique (concernant les croyances), la logique contrefactuelle (relative aux propositions construites avec le conditionnel contraire aux faits), et la logique dynamique (relative aux effets d’actions).


Aristote, Premières Analytiques, chap. 13.


Selon Aristote, est contingent ce qui peut être ou ne pas être ou ce qui peut être différent. Selon Leibniz, Le contingent c’est dont le contraire est possible. Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être ou ce dont le contraire est impossible. Est possible ce qui est peut être ou ce qui est faisable. En logique, une proposition contingente est une proposition qui n’est pas nécessairement vraie et qui n’est pas nécessairement fausse ;


Logique modale classique, logique modale épistémique, logique modale déontique, logique modale temporelle, …


Cf. Meinong (1904), The Theory of Objects.


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